Dans le cadre de « L’Année de la France à la VUB - 2018-2019 » et de la « Chaire Pierre- Théodore Verhaegen », le Groupe de Recherche Interdisciplinaire de la  VUB ( Université Libre de Bruxelles) sur la Franc-maçonnerie,  a organisé  le lundi 26 novembre 2018 une journée d’études au cours de laquelle la franc-maçonnerie française et la franc-maçonnerie belge ont été situées dans une perspective historique comparative. Ici l'intervention d'Alain de KEGHEL parlant au titre de la S.EU.RE:

 

Nous venons d’entendre des exposés qui plantent parfaitement les décors maçonniques en Belgique et en France à partir d’une série d’éclairages riches de diversité et puisant aux sources rigoureuses de l’histoire à partir des fonds d'archives de diverses origines. C’est aussi le reflet de ce que j’appellerai la galaxie maçonnique. Par essence, elle est à la fois universelle et polymorphe. Donc souvent difficile à saisir à partir de grilles de lecture classiques.

Pour ma part, il me revient de tenter d’aborder le contexte international dans lequel se situent ce que j’appellerai les tensions entre forces centrifuges et forces centripètes. Ceci s’applique aussi aux relations inter obédientielles entre les corps maçonniques par delà les frontières des deux pays considérés, le poids de la doxa à l’état pur qui n’étant pas le seul à prendre en compte. Sans m’étendre sur les différences doctrinales, je retiendrai plutôt le poids dont pèsent les intérêts géopolitiques et ce depuis quasiment les origines de l’Ordre maçonnique. Michel Barat, ancien Grand Maître de la GLDF a pu écrire à ce sujet : «  L’histoire n’est pas une exploration des temps révolus ; elle est bien plus une mise au jour de ce que nous fîmes pour mettre à jour ce que nous sommes. »[1]

Revenons donc un instant aux prémisses des tensions internationales qui pèsent et continueront de peser durablement sur l’Ordre maçonnique. Desaguliers, fils de pasteur protestant rochelais, contraint  à l’exil par la révocation de l’édit de Nantes en 1685, joue un rôle primordial marqué d’une hostilité sans mesure à la mémoire de Louis XIV et de son despotisme. Côtoyant dès 1714 Isaac Newton à la Royal Society, il s’inscrit dans un courant marqué par une évolution des principes et des méthodologies en matière de philosophie naturelle. Grand Maître de la Grande Loge de Londres dès 1719, il posera avec son successeur, le Duc de Montaigu, le ferment de la Franc maçonnerie d’Etat. Dès lors, l’Ordre s’organisera en force sociale et politique et il ne tardera pas à prétendre à une suprématie de Londres sur toutes les loges qui, pour être « reconnues » ou « régulières » doivent obéir à des canons édictés à Londres. Il en découle des règles de reconnaissance et nous touchons ici du doigt au cœur du débat auquel n’échappent pas, bien entendu, les puissances maçonniques belges et françaises. Au demeurant, les premiers franc-maçons en France furent des Britanniques immigrés, au nombre desquels les Jacobites, partisans de la dynastie Stuart chassée du trône. Les forces centrifuges maçonniques sont, par ailleurs, si présentes dans le Royaume de France, que la Grande Loge de Paris, dite de France, peinera à asseoir un semblant d’autorité sur l’ensemble du Royaume.[2] Il n’empêche qu’une dynamique maçonnique singulière se dessine assez vite en France. En 1814, un an après la création de la GLUA, le GODF comptait 886 loges alors que Londres, au sortir de la crise entre les Moderns et les Ancients, n’en totalisait que 647[3].

Les rivalités franco-britanniques avec leurs grands enjeux géopolitiques trouvent aussi leur expression dans le champ maçonnique. Ce n’est ni le soutien décisif apporté par la France sous Vergennes aux Insurgents dans les colonies anglaises d’Amérique du Nord, ni le rôle évident joué par des Maçons français et américains dans l’accession à l’indépendance, consacrée à Philadelphie le 4 juillet 1776, et définitivement acquise après la fameuse défaite anglaise de Yorktown du 19 octobre 1781 -  qui eut été de nature à favoriser des rapports fraternels véritablement confiants de part et d’autre du Channel. Nous savons tous à cet égard la part prise par La Fayette et George Washington, tous deux éminents maçons, à une dynamique à laquelle Benjamin Franklin fut aussi associé pour une part importante en étant à la fois représentant diplomatique de la jeune Nation américaine et un temps Vénérable de la prestigieuse Loge des Neuf Sœurs. Il n’est donc pas surprenant que la rivalité diplomatique et militaire franco-britannique pèse durablement aussi dans le champ maçonnique continental européen. La Grande Loge Unie d’Angleterre veille en effet jalousement sur son pré carré en éditant des Landmarks dont la configuration évoluera au gré des intérêts en jeu afin d’asseoir durablement une prépondérance universelle indiscutable. En dépit d’un déclin rapide et dramatique de ses propres effectifs, la GLUA reste fondée à se considérer comme la Grande Loge mère à laquelle se réfèrent toujours quelque 97% du total des Grandes Loges dans le monde.

En France, le GODF, héritier depuis 1773 de la Grande Loge de Paris, n’en revendique pas moins son historicité et un poids politique dont il a toujours plus ou moins pesé en se démarquant résolument de Londres, en particulier depuis son Convent de 1877 ayant aboli l’obligation de se référer au Grand Architecte de l’Univers et à un Dieu révélé. Des contacts exploratoires avaient cependant eu lieu précédemment avec Londres pour tenter de satisfaire à l’ambition d’universalité proclamée par l’Ordre. Nous savons que le GODF avait finalement refusé de reconnaître l’antériorité cependant évidente de la Grande Loge de Londres, tant et si bien que jamais dans l’histoire, les obédiences française et britannique n’établirent de relations officielles. La création, en 1913, de la GLNF « régulière » et l’éternel grand écart de la GLDF entre deux options, l'une libérale, l'autre « régulière », n’arrangeront rien.

Je ne reviendrai pas ici, sauf pour m’y référer, aux présentations entendues précédemment. Je me répète. Mon propos sur ce fond historique se limitera à tenter d’évaluer l’effet de l’antagonisme franco-britannique au plan international et en l’occurrence plus particulièrement en Belgique et en France. Je ne m’attarderai pas sur la Maçonnerie belge des origines, celle du Marquis de Garges, Joseph Bonaventure du Mont, ni celle de la Grande Loge provinciale des Pays-Bas autrichiens. En revanche, les ombres portées de la Révolution Française de 1789, en passant par la bataille de Fleurus de 1794 et la parenthèse française,  jusqu’à 1813,  ont indéniablement laissé des traces dans l’espace maçonnique. La maçonnerie belge, n’en déplaise à ses Amis français trop souvent convaincus d’avoir inventé les premiers une « laïcité à la française », évidemment incomparable, cette maçonnerie d’Outre-Quiévrain, s’est affranchie dès 1872, donc cinq ans avant le Convent réformateur du GODF, de la référence obligatoire à un Dieu révélé et à l’immortalité de l’âme. L’autre parenthèse, celle du royaume des Pays-Bas (1815-1830), et l’avènement de la Grande Loge méridionale en 1818 semble avoir été de moindre effet, cette période ayant été moins marquante sous l’angle de la prospérité maçonnique par rapport à la période française.[4]

Si les franc-maçons belges et français continuent d’entretenir des relations internationales étroites en bilatéral – avec une dominante en Wallonie et à Bruxelles, mais aussi en Flandres, au travers de jumelages entre loges, nombreux et actifs – les obédiences et puissances maçonniques diverses des deux pays n’en sont pas moins en situation plus ou moins fréquente de compétition sur la scène maçonnique internationale. Certes les effectifs sont-ils à l’échelle des démographies respectives des deux pays. Le GODF totalise quelque 58 000 adhérents et la maçonnerie française  environ 180 000. Le GOB, principale obédience belge, affiche 10 000 adhérents pour un effectif maçonnique belge total estimé à 26 000 membres si mes informations sont à jour. Mais le poids de la maçonnerie belge pèse objectivement beaucoup plus lourd que ne laisseraient penser les seuls chiffres, les obédiences belges, même lorsqu’elles se reconnaissent à peu de choses près, comme le GODF, dans les mêmes valeurs du courant dit libéral, ou adogmatique dans un nouveau néologisme destiné à éviter les malentendus que peut générer le vocable « libéral », ces obédiences donc, n’en professent pas moins très légitimement une revendication identitaire qui leur est propre, n’hésitant pas à s’affirmer sur la scène internationale avec des positions les plaçant parfois en compétition, source d’émulation. Nous avons pu le constater à plusieurs reprises depuis la création à Strasbourg du CLIPSAS, en 1961, comme sur divers plans européens dans le cadre de structures qui se sont mises en place au fil des ans pour assurer une coordination et conférer à l’Ordre maçonnique une place dans l’espace de l’Europe des Vingt-Huit. Je pense ici à l’Association Maçonnique Européenne (AME) mais aussi à la COMALACE[5], pour ne citer que deux exemples emblématiques où la compétition prospère et peut être considérée comme génératrice d’avancées échappant aux postures parfois « sûres et dominatrices » dont il est volontiers fait grief aux Français. Autrement dit, l’univers maçonnique franco-belge n’échappe pas totalement à certains poncifs ni à des phénomènes bien connus dans le monde profane. Il n’empêche - et je souhaiterais pouvoir conclure plutôt sur cette note optimiste – que la proximité franco-belge est exceptionnelle et a fait des merveilles en bien des circonstances. Je prendrai pour exemple l’initiative conjointe de Juridictions des hauts grades  des deux pays,  de créer en 1975 des Rencontres Internationales des Hauts Grades Ecossais qui se sont depuis étendues à l’ensemble de la planète et dans le cadre desquelles, jusqu’à une date très récente, la concertation franco-belge faisait merveille en créant de la sorte une plate-forme significative de dialogue maçonnique international véritablement universel.  Gageons que ces acquis retrouveront la place de choix qu’ils méritent.

En intitulant mon propos comme je l’ai fait ici, je souhaitais introduire un certain nombre de nuances dans la compréhension qu’il convient d’avoir d’un contexte maçonnique international souvent mal compris. Il ne figure pas, tout au moins en France,  au rang des priorités de dignitaires obédientiels dont les mandats courts relèvent de tactiques électorales ne dépassant guère les frontières hexagonales de leur bassin obédientiel. Ceci peut aussi expliquer pourquoi les centres de décision maçonniques belges et français, bien que partageant pour l’essentiel les mêmes options philosophiques, outre le poids de leurs environnements historiques, culturels et politiques respectifs, ne convergent pas nécessairement dans leurs stratégies et jouent  assez naturellement chacun leur propre partition sans  pour autant perde de vue leurs intérêts communs.  Cette observation est particulièrement patente dans le domaine de l’érudition et de la recherche. Ainsi,  Bruxelles capitale européenne, héberge depuis 2007, à l’abri de convoitises obédientielles,  le siège de la Société d’Etudes et de Recherches (S.EU.RE). une « aisbl » indépendante de droit belge qui, sous impulsion essentiellement franco-belge, a réussi à fédérer des chercheurs  dans l’Europe des Vingt-Huit et jusqu’en Turquie. Elle  s’est installée dans le paysage très compétitif et disputé de l’édition, un tantinet élitiste disons le clairement,  avec une publication plurilingue KILWINNING ayant reçu, à ce titre, une distinction de la Commission Européenne. Je remercie notre ami et hôte de ce jour,  Jeffrey Tyssens,  de la part qu’il a bien voulu prendre depuis le début à cette belle aventure en acceptant de participer à notre conseil scientifique.

Je m’en tiendrai à ce rapide survol mais nos échanges nous permettront assurément de compléter.

Merci de votre attention.

Alain de KEGHEL

(Journée de la France à la V.U.B. Bruxelles, 26 novembre 2018)



[1] In Aux origines de la Franc maçonnerie, Parsi, Dervy, 2003

[2] En 1760 se forme à Lyon, capitale traditionnelle des Gaules un Grande Loge des Maîtres Réguliers de Lyon » tandis que plusieurs Grandes Loges Mères Ecossaises émergent à Marseille et Bordeaux notamment.

[3] Cf. les études conduites par Alain Bernheim in Le rite en 33 grades, Bibliothèque de la Franc-maçonnerie, Paris, Dervy, 2011

[4] Histoire de la Franc-maçonnerie belge, Philippe Liénard, Bruxelles, Editions Jourdan, 2017

[5] COMALACE : Depuis 2007, des Frères et Sœurs représentent diverse obédiences au sein de la COMALACE (Contribution des Obédiences Libérales et Adogmatiques à la Construction Européenne), groupe de réflexion inter-obédientiel et indépendant d’environ trente-cinq membres d’une vingtaine d’Obédiences Maçonniques issues de dix pays du continent européen et d’une Obédience Libanaise. Les travaux de la COMALACE sont rapportés annuellement aux représentants de la Commission Européenne en application de l’article 17 du traité de Lisbonne.